Surdiagnostic, surtraitement et surmédicalisation

Aubaines et tourments de la surmédicalisation

Publié par Luc Perino, médecin généraliste, humeur du 07/07/2019

La position des médecins par rapport au problème de la surmédicalisation est ambiguë puisqu’ils en sont à la fois les acteurs, les bénéficiaires, et parfois, paradoxalement, les victimes.

Chercheurs, hospitaliers ou libéraux, ils sont des complices, actifs ou naïfs, de la stratégie d’extension du marché sanitaire, car elle leur est globalement profitable. Upton Sinclair a bien résumé ce fait propre à toutes les professions :

“Il est difficile de faire comprendre quelque chose à quelqu’un quand son salaire dépend précisément du fait qu’il ne la comprenne pas.”

La surmédicalisation est un fabuleux contrat de nonchalance pour le médecin :

  • actes de routine sur des patients en bonne santé,
  • simples contrôles de pathologies dites “chroniques”,
  • actions ponctuelles dans des réseaux de soins,
  • interventions faciles dans le cadre de dépistages organisés.

Bref, des actes de plus en plus courts et simples avec un investissement intellectuel et physique de moins en moins important, tout cela au même tarif. N’est-ce pas la finalité de tout commerce ?

Pourtant, nous voyons de plus en plus de médecins, particulièrement des généralistes, s’intéresser au problème de la surmédicalisation de la société. Ces praticiens souffrent de ce que le que médecin et philosophe Alain Froment nommait une “tension axiologique”. L’axiologie est l’étude des valeurs morales et éthiques.

Diminuer la morbidité est une valeur positive pour le médecin, l’augmenter est une valeur négative. La surmédicalisation, en créant de la morbidité vécue chez des citoyens qui n’avaient aucune plainte, transforme le médecin en un créateur de morbidité. Cette contradiction est la cause essentielle du malaise.

Le généraliste est le premier à constater, sur le terrain, les dégâts psychologiques du surdiagnostic des dépistages organisés ou les effets secondaires des médicaments prescrits abusivement suite aux manipulations grossières des normes biologiques. Ce spécialiste des soins primaires est aussi aux premières loges pour évaluer les conséquences sanitaires des inégalités sociales ; or cette surmédicalisation devient en elle-même un facteur de sous-médicalisation des plus défavorisés.

Tirer un bénéfice financier de cette dérive sociale est une nouvelle cause de mal être. Et si le médecin tente de sortir de cette trajectoire toute tracée, il risque de déséquilibrer dangereusement son système de valeurs, de brusquer ses patients, de contrarier certains confrères. Il prend finalement le risque d’une marginalisation.

Cette marginalisation, habilement orchestrée par le marché, devient alors un nouveau fardeau pour de nombreux confrères.

Pour un médecin, dénoncer les dérives de la surmédicalisation, c’est se tirer une balle dans le pied. Ne pas les dénoncer est parfois insupportable au point de loger cette balle dans la tête. Le suicide est une cause importante de mortalité des médecins en activité.

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Un Cancer ? Rien de Plus Normal !

Dépistage de la normalité

Publié par Luc Perino, médecin généraliste, humeur du 18/06/2019

En 2014, résumant les dernières années de recherche, George Johnson osait affirmer « Le cancer n’est pas une maladie, c’est un phénomène ».

Depuis une décennie, la biologie nous confirme que le cancer est l’évolution normale de toutes les lignées cellulaires. Chacune y aboutissant plus ou moins tôt en fonction de son rythme prédéterminé de renouvellement tissulaire (les muqueuses intestinales ou bronchiques plus rapidement que les os ou les neurones)

Dans le même temps les progrès des technologies biomédicales ont permis de détecter les cellules tumorales dans l’organisme. Les micropuces à ADN avaient inauguré le dépistage de l’ADN tumoral dans les années 1990. Désormais, les ADN, ARN, voire protéines ou exosomes tumoraux sont détectables par la dénommée « biopsie liquide », c’est-à-dire une simple prise de sang. Des biopsies de peau chez de jeunes personnes saines révèlent systématiquement des mutations précancéreuses.

Ces nouvelles technologies rendent caduque le vieux débat sur le dépistage systématique, puisqu’à court terme, elles aboutiront à un diagnostic de cancer chez tous les adultes. Les meilleurs experts non normatifs de la cancérologie commencent à déclarer sans détour que les dépistages systématiques sont inutiles, et certains pays commencent à les supprimer des programmes sanitaires. Décision d’autant plus sage que, toujours dans le même temps, les progrès de la chirurgie, de la radiothérapie, et de quelques chimiothérapies ont permis d’améliorer la survie des cancers cliniques.

En dehors de la prévention, les maigres résultats épidémiologiques de la cancérologie depuis un demi-siècle ne résultent pas du dépistage mais du meilleur traitement des cancers cliniquement déclarés.

La bonne question n’est donc pas, pourquoi nous développons des cancers, mais pourquoi nous en avons si peu qui parviennent au stade clinique ? Les mammifères dont nous faisons partie ont mis en place de solides mécanismes de défense pour retarder cet inexorable phénomène.

Enfin, si l’humour peut améliorer notre appréhension de la cancérologie, ne nous en privons pas. Les statistiques montrent que les patients atteints de maladies psychiatriques ou d’Alzheimer ont beaucoup moins de cancers que les autres. Non, il ne s’agit pas d’une chance compensatrice, mais simplement du fait qu’ils font moins de dépistage systématique. La mort par cancer finit par les rattraper, aux mêmes âges que les autres.

Les patients ne sont pas encore prêts à ces réflexions contre-intuitives. Les médecins non plus, y compris la grande majorité des cancérologues. Il en est ainsi dans les domaines où une orchestration dramaturgique formate la pensée. Mais, n’en doutons pas, un jour relativement proche viendra où lorsqu’un sénior en bonne santé viendra consulter avec l’angoissante question de savoir s’il a un cancer, le médecin pourra sereinement lui répondre :

– oui vous en avez certainement plusieurs, mais rassurez-vous, c’est normal…

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Seuils de diagnostic de l’hypertension artérielle

Devoir yankee de santé publique

Publié par Luc Perino, médecin généraliste, humeur du 12/04/2019

Selon le critère économique, progressivement devenu le seul critère de classement des nations, les Etats-Unis occupent résolument la première place.

Mais ce pays détient aussi le record des catastrophes climatiques et géologiques. Sa côte Ouest subit de terribles tremblements de terre, sa côte Est affronte régulièrement les ouragans les plus puissants et les plus ravageurs. Il connaît de longues périodes de sécheresse et de gigantesques incendies. Sans oublier les records de froid et de précipitations enregistrés dans certaines régions.

Cette malchance géographique est aggravée par la tyrannie du marché qui impose le climato-scepticisme. Cette suprématie du business provoque également des catastrophes sanitaires de bien plus grande ampleur.

  • La misère physiologique des obèses n’est comparable à aucune autre.
  • Les armes à feux provoquent la mort de 10 000 personnes chaque année et génèrent plus de 20 000 grands handicaps.
  • La consommation massive de drogues est un fléau pour la santé cognitive.
  • La dépendance aux opiacés de prescription médicale est un nouveau facteur de diminution de l’espérance de vie.
  • Les nuisances chimiques et pharmaceutiques sont devenues l’une des premières causes de mortalité prématurée.

Devant cette débâcle sanitaire, il faut savoir prendre de grandes et bonnes décisions. Les autorités sanitaires viennent de baisser officiellement les seuils de diagnostic de l’hypertension artérielle et d’élargir le diagnostic de pré-hypertension. Ce sont désormais 46% des américains qui vont devoir prendre un traitement contre l’hypertension contre 32% avant 2019. Dans les années 1980-1990, les premiers abaissements des seuils avaient fait passer le nombre d’hypertendus de 9% à 32% de la population.
Les études indépendantes des bénéfices d’une telle mesure évaluent un gain sur la mortalité cardio-vasculaire de un pour mille à un pour dix-mille patients. Les plus pessimistes – disons plutôt les plus polémistes – parlent d’un effet négatif.
Pour les laboratoires qui ont fait des études prospectives, cette décision officielle était nécessaire pour la santé et l’espérance de vie des américains.

Sachons prendre modèle sur les experts américains de santé publique qui ont le sens de l’empathie et du devoir.

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Où en est la médecine basée sur les preuves ?

EBM et maladies chroniques

Publié par Luc Perino, médecin généraliste, humeur du 26/02/2019

« EBM » est le sigle de « evidence based medicine » ou « médecine basée sur les preuves ». Ce concept promu dans les années 1960 recèle une insulte envers nos ancêtres médecins. Tous les diagnostics étaient déjà basés sur de solides preuves depuis la méthode anatomoclinique qui a fondé la médecine moderne dans les années 1800. La majorité des médicaments efficaces (insuline, antibiotiques, corticoïdes, aspirine, vitamines, vaccins, héparine, morphine, diurétiques, neuroleptiques, etc.) ont été découverts avant l’EBM.

S’arroger ainsi une rigueur qui existait depuis longtemps est une impudence qui peut cependant s’expliquer. Auparavant, la médecine gérait des pathologies monofactorielles dont les symptômes étaient vécus (infections, traumatismes, carences, épilepsie, etc.). Puis, au cours du XX° siècle, elle s’est intéressée à des maladies plurifactorielles : tumorales, neurodégénératives, immunologiques, psychiatriques, métaboliques et cardiovasculaires. Toutes caractérisées par une évolution lente et des symptômes erratiques rendant la preuve empirique impossible. Comment prouver que détruire quelques cellules cancéreuses, faire baisser la pression artérielle ou le cholestérol augmente la quantité-qualité de vie ?
Pour convaincre les médecins et les patients, il fallait remplacer la preuve individuelle vécue par une preuve populationnelle et probabiliste. L’idée était bonne, l’outil statistique valide et le paradigme séduisant. C’est pourquoi, depuis un demi-siècle, l’EBM et ces maladies dites « chroniques » monopolisent la pensée médicale.

Il est temps d’oser quelques raisonnables critiques.

  • Définir une maladie aux symptômes concrets était déjà difficile, c’est désormais impossible puisqu’une majorité de ces « maladies chroniques » ne sont jamais vécues (hypertension, hyperglycémie, cancer dépisté, etc.).
  • Les gains de quantité de vie sont négligeables et souvent non évaluables (le traitement d’une hypercholestérolémie par statine ne peut rivaliser avec celui du scorbut par la vitamine C ou d’une septicémie par la pénicilline)
  • Les gains de qualité de vie sont nuls ou négatifs (l’annonce d’un cancer non vécu est une perte, alors que la suppression des délires par un neuroleptique était un gain pour le patient et sa parentèle)
  • Les statistiques et publications ont accumulé des biais et tricheries si effarants que toute la pratique médicale en devient suspecte.

Considérons encore plus pragmatiquement l’échec global sur ces « maladies chroniques ». Si la médecine peut être fière d’avoir supprimé la variole, le pied-bot et le bégaiement, elle ne le peut pas pour des maladies dont la prévalence augmente (Alzheimer, myopie, obésité, cancer ou dépression). Même si certains facteurs sont sociétaux, cela reste un échec pour ceux qui en revendiquent la charge.

Enfin, reprocher le diagnostic trop tardif de maladies chroniques est antinomique, voire ubuesque. Après avoir insulté les médecins du passé, l’EBM récidive avec ceux d’aujourd’hui.

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Traitements inutiles et sophisme du Concorde

Des patients prosélytes et sans regrets

Publié par Luc Perino, médecin généraliste, humeur du 08/01/2019

Le fait de continuer à investir dans un projet sans espoir est un comportement irrationnel et pourtant très fréquent. Les neuropsychologues le nomment de diverses façons “phénomène du regret” ou des “coûts irréductibles” ou encore “sophisme du Concorde“. En effet, l’histoire de notre avion supersonique franco-britannique en est une parfaite illustration : malgré l’évidence de cet investissement sans retour, on a continué à financer cet avion pour ne pas admettre avoir dépensé tant d’argent pour rien.

Une décision optimale devrait logiquement résulter d’un équilibre entre les bénéfices escomptés et les coûts déjà consentis. C’est hélas rarement le cas. À un extrême, se trouvent les joueurs pathologiques qui ne voient que les bénéfices potentiels, à l’autre, se trouvent les administrations qui ont tendance à surenchérir dans des organisations complexes et dispendieuses dans l’espoir de justifier les coûts passés.

Ces comportements sont bien étudiés en sciences cognitives, et la médecine en offre de belles illustrations. Chaque nouveau plan cancer ou nouveau plan Alzheimer accumule des coûts sans oser affronter l’évidence de l’échec. Les dépistages organisés et bilans de santé prolifèrent malgré des bénéfices de plus en plus faibles. Il faut des décennies pour admettre qu’un médicament, un jour approuvé, puisse être dangereux.

Certes, les administrations et les médecins en portent une grande part de responsabilité, mais ce sont souvet les patients qui amplifient ces dérives comportementales, pouvant aller jusqu’à la dissonance cognitive.
Les psychanalysés ont dépensé des fortunes en se persuadant que tout le temps perdu ne pouvait pas être définitivement perdu. Même dans les pays où les ministères doutent de l’utilité des dépistages organisés de cancer, des patientes amputées d’un sein manifestent activement pour “octobre rose“, le fameux mois de promotion du dépistage. Des patients amputés de la prostate, au lieu d’admettre que leur opération était peut-être inutile, préfèrent rejoindre la manifestation “movember” ou “moustaches de novembre“. Il n’y a pas encore de “mois du cholestérol“, mais les patients traités, parfois victimes d’effets secondaires désastreux, hésitent à supprimer leur traitement, refusant l’idée d’avoir surveillé aussi attentivement leurs analyses et tant souffert pour rien.

Les marchands de diagnostics et de médicaments n’ont pas besoin d’utiliser toutes les sophistications du neuro-marketing pour arriver à leurs fins, il leur suffit de financer et d’organiser le prosélytisme de ces patients convaincus de leurs choix. Ces marchands peuvent s’appuyer confortablement sur les administrations, coutumières du sophisme du Concorde.

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En médecine aussi, le mieux est l’ennemi du bien

Consistance des maladies virtuelles

Publié par Luc Perino, médecin généraliste, humeur du 31/10/2018

La morbidité se définit comme

  • un “état de maladie
  • ou un “caractère relatif à la maladie“.

Ces définitions sous-entendent que la morbidité est vécue par le patient avant d’être comptabilisée par la médecine. La troisième définition est statistique :

  • pourcentage de personnes atteinte d’une maladie donnée“.

Désormais, la médecine se propose d’intervenir avant les premiers signes de maladie. Le dépistage organisé et la détection des facteurs de risque créent ainsi une nouvelle morbidité qui n’est plus vécue par les patients. Une image suspecte, une cellule anormale, une prédisposition génétique, un chiffre élevé de pression artérielle, de sucre ou de cholestérol ne sont pas des signes ressentis par le patient mais des informations qu’il reçoit de la médecine. Cette morbidité est donc virtuelle pour le patient.

Si je peux comprendre l’intérêt de la biomédecine pour ces maladies virtuelles, je suis toujours surpris de la docilité avec laquelle ces patients “virtuels” acceptent ces nouveaux diagnostics et les vivent comme des maladies dont ils auraient réellement ressenti les symptômes. Ils les vivent même parfois avec une intensité dramatique supérieure à celle d’une maladie réellement vécue.

Pourtant, un grand nombre d’images ou de chiffres suspects, disparaissent comme ils apparaissent sous l’effet de multiples facteurs variables et labiles. On peut être hypertendu pendant deux ans et ne plus l’être pour tout le reste de sa vie. On peut avoir une cellule cancéreuse sans que jamais n’apparaisse ni tumeur ni métastase. Dans leur grande majorité, les prédispositions génétiques restent indéfiniment à l’état de prédisposition.

Le plus surprenant est la définition rétrospective de ces virtualités à partir d’une proposition théorique de soin. C’est exclusivement l’idée d’un soin qui leur confère une réalité morbide.
Cette inversion complète des processus diagnostiques et thérapeutiques répond merveilleusement aux nouvelles normes mercatiques et informatiques de notre monde auxquelles la médecine n’a pas de raison d’échapper. Ce n’est plus le patient qui vient proposer au médecin des symptômes vécus dans l’espoir qu’il ne s’agisse pas d’une vraie maladie, ce sont les médecins qui proposent des pathologies virtuelles que le patient va alors vivre comme de vrais maladies.

Avec cette nouvelle normativité, aura-t-on encore besoin de l’expertise clinique des médecins ? Si oui, quel sera alors l’utilité de ces nouveaux experts ? Nous avons de bonnes raisons de penser que leur rôle principal consistera à dissimuler un diagnostic de maladie virtuelle lorsqu’ils estimeront que le fait de la donner à “vivre” pourrait dégrader la santé plus que ne le ferait la maladie réelle supposée évitable…
Vaste programme à inscrire d’urgence dans le cursus universitaire médical…

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Le surtraitement lié au dépistage systématique, et les traitements inutiles

~Quand c’est gratuit, c’est vous le produit~
Gérard Delépine, Chirurgien et Cancérologue, septembre 2018

Le dépistage systématique du cancer du sein encouragé par Octobre Rose et les autorités françaises, cause de nombreuses souffrances inutiles, qui rapportent gros à l’industrie du cancer du sein.

La prévention pharmacologique : un traitement qui rapporte

L’apogée médicale serait-elle déjà loin ?

Publié par Luc Perino, médecin généraliste, humeur du 06/06/2018

Le succès médical de l’insuline en 1921 s’est accompagné d’un succès commercial moyen, car malgré l’obligation d’un traitement à vie, la cible des patients était étroite. Dans les années 1940, l’extraordinaire efficacité des antibiotiques s’est doublée d’un succès commercial sans précédent, mais les traitements étaient courts, car immédiatement efficaces.

Trop peu de patients d’un côté, et des patients trop vite guéris de l’autre, les industriels ont vite compris qu’aucun de ces deux miracles médicaux n’était véritablement miraculeux pour le commerce. Il fallait des cibles larges et des traitements à vie. Cette évidence mercatique allait définitivement réorganiser l’activité de l’industrie pharmaceutique. Avec une ténacité aboutissant progressivement à canaliser la recherche médicale, à détourner l’éducation sanitaire de la population vers une prévention pharmacologique et, in fine, à circonscrire la recherche clinique et l’enseignement universitaire.

Aujourd’hui, la très grande majorité des prescriptions médicamenteuses s’adresse à des maladies virtuelles (facteurs de risque) ou potentielles (gènes ou cancers dépistés) qui n’ont jamais été cliniquement vécues par les individus et ne le seront probablement jamais. Cette médicamentation de la société a créé de nouvelles maladies iatrogènes (celles-ci réellement vécues), et des addictions plus nombreuses et plus graves que les classiques addictions aux drogues illicites.

Depuis l’halitose (mauvaise haleine passagère) transformée en maladie chronique en 1920 pour vendre un désinfectant ménager transformé en médicament contre l’exclusion sociale, la liste des maladies et concepts pathologiques nouveaux créés par cette recherche marchande ne cesse de s’accroître. Ménopause, dysfonction érectile, dysphorie prémenstruelle, insomnies crées par les benzodiazépines, timidité, décrets d’anomalies métaboliques, tristesse ou fatigues passagères, allergies alimentaires factices, hyperactivité, colère, hypertensions labiles ou approximatives, dépressions ou migraines chronicisées par leur traitement, dépendance irréversible aux opioïdes, pour ne citer que les plus connues.

Mais il serait injuste de n’accuser que big pharma et d’élaborer une théorie du complot. La réalité est plus simple, la naïveté anthropologique qui a façonné les religions se déplace et se prolonge en d’autres croyances : une gélule peut retarder la sénescence ou compenser les extravagances nutritives, un comprimé peut supprimer l’angoisse existentielle ou régler les conflits conjugaux.

Il ne nous reste plus qu’à espérer qu’il subsistera encore au moins 1% de la recherche pour les vrais, jeunes, rares et graves malades et pour les millions de morts par infections tropicales. Sinon, l’apogée de la médecine serait déjà loin derrière nous, car si les transhumanistes ont résolument décidé de prendre le relais commercial, ils n’ont pas l’intention de prendre le relais médical ni d’assumer la charge clinique.

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Le “condition branding” de l’industrie pharmaceutique

Addiction suprême après les jeux-vidéo

Publié par Luc Perino, médecin généraliste, humeur du 02/07/2018

Le critère essentiel et indispensable dans le diagnostic d’addiction a toujours été la présence d’un syndrome de sevrage. Autrement dit, l’addiction ne peut concerner que des toxiques (alcool, tabac, drogues) dont l’arrêt brutal provoque de graves troubles physiopathologiques.

Mais avec les dérives verbales et diagnostiques caractérisant nos sociétés surmédicalisées, le terme d’addiction est de plus en plus souvent utilisé pour des comportements. Après le sport, le pari et le sexe pathologiques, voici le jeu-vidéo pathologique des enfants, officialisé par l’OMS en juin 2018.

Comment expliquer un tel laxisme terminologique au sein d’une discipline qui ne cesse de revendiquer le statut de science exacte ?

Un minimum de sens de l’observation nous montre que tout cela relève du “condition branding” : terme intraduisible désignant ce que font les marketeurs de l’industrie pharmaceutique pour vendre des maladies au même titre que d’autres vendent une marque (brand) de chaussures ou de parfum.

La psychiatrie en est devenue le terrain favori après que les plus banales anxiétés et dépressions aient été déclinées avec tant de succès en diverses maladies. Il n’y a aucune limite prévisible à cette mentalisation pharmacologique, car rien n’est plus flou que les troubles mentaux.

  • Le trouble dysphorique prémenstruel a été promu pour recaser la fluoxétine (Prozac),
  • le trouble d’anxiété sociale pour créer une niche à la paroxétine (Deroxat),
  • le trouble panique pour élargir les indications de l’alprazolam (Xanax).

Ces campagnes où le nom du produit n’est jamais directement prononcé sont nommées “unbranded campaigns”. Même les médias publics, les ministères et l’OMS sont des acteurs ingénus ou subornés de ces campagnes invitant les citoyens à reconnaître au plus vite des “maladies” injustement méconnues comme l’ostéoporose, la DMLA, l’hyperactivité ou le déficit cognitif mineur.

N’en doutons pas, dans les mois ou années qui viennent, un médicament sera proposé pour soigner cette nouvelle addiction aux jeux-vidéo. Il s’agira, soit d’une nouvelle niche pour un produit existant, soit de la promotion d’un nouveau produit.

Cette nouvelle “maladie” vient gonfler la liste des centaines de troubles mentaux pour lesquels on vante une intervention pharmacologique. Bien que les régressions spontanées soient fréquentes et que les psychothérapies restent les meilleures options dans la très grande majorité des troubles de l’humeur et du comportement.

Le but de toutes ces savantes orchestrations est d’établir l’addiction suprême pour le plus grand nombre. Une addiction aux psychotropes (tranquillisants, neuroleptiques et antidépresseurs) qui est certainement la plus fréquente et la plus irrémédiable de toutes.

Peu importe alors que la cause initiale soit comportementale ou toxicologique, notre aveuglement face au “condition branding” aboutit généralement à une addiction aux psychotropes. Au sens le plus strict du terme.

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Le paradoxe de la nouvelle “médecine personnalisée” : à l’encontre de l’individualité

Personnalisation sans individu

Publié par Luc Perino, médecin généraliste, humeur du 16/06/2018

Toute décision thérapeutique s’appuie sur trois composantes.

  1. La première est évidemment un diagnostic précis.
  2. La seconde relève des données de la science biomédicale.
  3. La troisième concerne le patient : son environnement, sa personnalité, ses préférences.

Sans diagnostic précis, les actions thérapeutiques ne peuvent être que commerciales ou obscurantistes. Le commerce soigne des maladies à venir en s’appuyant sur des critères intermédiaires, le plus souvent insuffisants ou manipulés. L’obscurantisme soigne des symptômes par autosuggestion. Précisons ici que ni le commerce, ni l’obscurantisme ne sont l’apanage d’aucune médecine officielle ou officieuse, chacune puisant abondamment dans les deux registres.

Les progrès faramineux de la science et des techniques auraient dû conduire à des diagnostics de plus en plus précis induisant à leur tour des décisions de plus en plus circonscrites, voire univoques. Or nous constatons une multiplication des propositions de soins, autour de critères intermédiaires de moins en moins validés.

  • Les pratiques officieuses foisonnent en inventant de nouveaux préfixes à « pathie ».
  • Les pratiques officielles multiplient les critères chiffrés de soin et de prévention avec une simplification qui laisse pantois.
  • Les méthodes psychothérapiques se comptent par centaines.
  • Même dans le domaine de la vaccination, classiquement le plus scientifique et le moins commercial, on s’aventure vers des chiffres stupéfiants, puisque plus de 300 vaccins différents sont à l’étude.

La notion même de santé disparait dans cette cacophonie diagnostique, préventive et thérapeutique. Cet écart paradoxal entre les progrès de la biomédecine et la régression conceptuelle de la santé révèle les deux individus/patients actuels. Le premier zappe librement d’une proposition sanitaire à l’autre en refusant la domination d’une science ou d’un dogme. Le second se soumet sans discernement aux gourous qui manipulent ses croyances, ou aux marchands qui pervertissent sa science.

La science façonnée par les marketeurs des firmes est mise à rude épreuve : de plus en plus de médecins ont appris à en décoder les subterfuges, de plus en plus de citoyens ont appris à s’en dispenser. Les innovations pharmaceutiques ayant désormais un impact médiocre sur le gain de quantité-qualité de vie, l’unique solution est d’augmenter encore la pression mercatique.

Le slogan de « médecine personnalisée », créé sur ce constat, veut nous faire rêver à la fin des errances entre des pratiques médicales inconciliables, avec retour de l’individu au centre du soin…

La personnalisation est l’expertise des cliniciens depuis toujours. Non seulement, les marketeurs ont usurpé le terme, mais ils façonnent une personnalité sur de passagères mutations tumorales ou de subtiles voies métaboliques, dans une simplification qui laisse aussi pantois que les précédentes. L’individualité s’en éloignant davantage, les cliniciens et les gourous vont avoir encore plus de boulot.

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